Jour 393

La secrétaire du crématorium du Père-Lachaise nous a contactés. Cela fait presque un an jour pour jour que tu es là. Au Père-Lachaise tu ne peux rester là plus longtemps. La loi est ainsi faite. Une année. C’est le temps nécessaire pour se faire à l’idée que tu existes encore aujourd’hui. Que tu existes sous forme de cendres. Ce mot-là est encore incompréhensible. Imprononçable.

Le rendez-vous est pris. Ce sera le 20 novembre. Si nous ne nous étions pas manifestés, tes cendres auraient été répandues dans le jardin du souvenir du Père-Lachaise. Inimaginable.

Nous patientons dans une salle ouverte. Quelques chaises en plastique, alignées, d’une couleur marron assez moche. Tout-à-fait moche même. Comme ce lieu. Une table basse avec quelques revues. Qui pourrait bien avoir l’idée de feuilleter une revue en de tels instants. Mais après tout… pourquoi pas. Devant nous, des familles, des amis, attendent la cérémonie de crémation d’un proche. Étrange contraste. Je les regarde et je ne peux m’empêcher d’essayer d’imager de qui ils ont été séparés. Un enfant ? Non. Les visages sont graves mais certains esquissent des sourires, se tapent dans le dos, s’embrassent chaleureusement mais sans effusion. Cela ne peut être un enfant. Après ta cérémonie mon Lou, j’ai été effrayée par toutes les personnes qui attendaient de venir nous réconforter. En écrivant ces mots je revis cela et j’en ai mal au ventre. Ce ne pouvait être la réalité. J’ai exécré ces instants. Et en même temps, tous ces visages amis, familiers, toutes ces personnes qui nous prenaient dans leurs bras, c’était toi qu’ils étreignaient mon loulou. De leur affection. De leur immense affection et de leur immense chagrin à eux aussi.

En regardant toutes ces personnes qui attendaient « leur tour » dans le temple du Père-Lachaise, cela m’a replongée dans notre propre réalité. Ceux qui attendaient avec nous ne venaient pas pour un enfant. Ils n’auraient pas pu être si sereins. C’était certainement une personne plus âgée. Dont le destin reste dans une logique de vie achevée. Cela n’occulte ni ne minimise le chagrin. La disparition de chacun de nos proches est tragique mais lorsque cela s’inscrit dans la logique du temps qui passe le chagrin peut être un peu plus maîtrisé, et enfin accepté.

Pas ce tsunami d’horreur et de détresse que la perte d’un enfant peut engendrer.

Un homme vient nous chercher. On se fraye un passage au milieu de cette foule qui nous dévisage. Étrangement je me suis prise d’affection pour toutes ces personnes que je ne connais pas. L’ascenseur nous emmène au 1er sous-sol. Au fond d’une grande pièce vide, calé dans un coin, se dresse un petit autel. Tu es là mon Lou. Une petite bougie scintille. Et cette urne, si petite. Ma première pensée est totalement incongrue : comment, toi, mon Lou, avec tes 1 mètre 93, peux-tu être là, dans cette petite urne. Sottement je m’exprime à voix haute. Mécaniquement l’homme qui se tient à côté de moi me répond. Il raconte. Tout le processus de la crémation. Professionnellement. Ses mots glissent sur moi. Je ne veux pas qu’ils atteignent ma conscience. Alors je ferme, je bloque, je verrouille mon subconscient pour que tout cela ne m’atteigne pas.

Il nous remet une enveloppe dans laquelle se trouve la plaque qui a été descellée de ton cercueil mon Loulou. Même pas fichu de faire cela correctement. La plaque est abîmée par un coup de marteau ou de pince, je ne sais.

 

Lou Quidu  1996-2017

 

Noël prend ton urne dans ses bras. L’ascenseur nous ramène à la surface. La porte s’ouvre devant ces mêmes personnages que nous avons croisées 10 minutes plus tôt. Les visages se tournent vers nous. Le silence se fait lorsque nous nous frayons un chemin pour quitter ce sordide lieu. Je vois leur regard passer de l’urne à nos visages. Et ils doivent se poser les mêmes questions que je me posais tout à l’heure en les regardant. Qui peut donc se trouver dans cette urne ? J’ai une envie folle de leur hurler à la figure que c’est notre fils qui est là, réduit en cendre. Pour leur bramer notre détresse.

C’est dans un respectueux silence que nous quittons cet endroit.

Une centaine de mètres nous sépare de la voiture et je ne peux m’empêcher de me demander où Noël va te déposer mon Lou. C’est une scène que j’avais essayé d’imaginer des dizaines et des dizaines de fois. Pour m’y préparer. Psychologiquement. Rapporter l’urne à la maison. Te ramener à la maison en voiture. Dans cette voiture dans laquelle je te trimballais toi et Gengis. Pour te déposer au judo, chez tes copains, à l’école. Dans cette voiture que tu avais annexée et avec laquelle tu trimballais toi aussi tous tes potes. Ces trajets en voiture où nous mettions la musique à fond. Comme ce jour, après ton bac, où nous étions rentrés de Dax à Paris tous les deux. On venait d’apprendre que tu étais pris à la Sorbonne. Tu étais fou de joie. Moi aussi. De te voir si plein de bonheur. La vie t’appartenait. Tu allais faire de si grandes choses. Je suis si fière de toi.

Alors, je ne peux m’empêcher de me demander où Noël va te déposer mon Lou. Où va-t-il mettre l’urne ? Sur la banquette arrière ? Dans ses bras ? Par terre ? Tu le sais mon Lou, avec ton père tout est possible !

Alors oui, je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire, d’un rire nerveux et incontrôlable quand Noël, en entrant dans la voiture, t’a déposé par terre, à ses pieds. Et je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque. Il m’a regardée interloqué en me demandant où il pouvait bien mettre l’urne à part à ses pieds pour lui éviter de tomber ! Il avait raison mais même toi mon Lou je t’imagine éclater de rire.

Nous voilà partis. Nous rentrons à la maison.

Psychologiquement terrifiant. Je me suis préparée à ce retour des centaines de fois. Mais cette fois c’est la vraie. Encore des questions invraisemblables et terribles. Où te mettre ? Dans quelle pièce de la maison ? D’un commun accord, c’est dans ta chambre que nous allons te déposer. Je dis à Noël que je désire te porter jusque dans ta chambre. Je veux te porter comme j’ai pu le faire des centaines et des centaines de fois quand tu étais bébé, quand tu étais petit. Je te prends des bras de Noël. L’urne est si lourde ! Impressionnée par la taille, je le suis maintenant par le poids. Je te prends, je te serre dans mes bras. Et nous montons les deux étages jusqu’à ta chambre. C’est sur ce vieux coffre qui sert de table de nuit que je te dépose.

C’est un abîme de douleur. C’est au-delà de la souffrance.

Je veux vivre ce moment avec toi. Ce moment où tu es dans ta chambre comme si j’allais prendre un livre sur l’étagère pour te raconter pour la trois millième fois les aventures de Tchoupi.

Roulée en boule sur ton lit je pleure. Je pleure ces moments qui n’existeront plus. La vie va être si longue sans toi.

Discussion de l’au-delà le soir même avec Noël. Vas-tu rester ici à Alfortville mon Lou en attendant de savoir où sera ton ultime demeure. Vas-tu rester dans cette maison qui t’a vu grandir. Ou pas ? Le choix est compliqué. Décision prise avec Noël : je prendrai tes cendres avec moi à Pouillon. Noël me dit avoir peur qu’un des enfants tombe par hasard sur l’urne. Gengis ou Enola ou Luca ou même Lauren… Je peux comprendre. Mais, j’avoue, j’appréhende ce voyage. Ce dernier voyage entre Paris et Dax.

Tu vas donc venir avec moi mon Lou. Et j’en suis finalement heureuse. Terrifiée mais heureuse. Nous allons faire ce voyage ensemble. Tous les deux. 750 km jusqu’à Pouillon. Jusqu’à la Grange. Je décide de louer une voiture. Je veux être seule avec toi. Pas de train. Pas d’avion là encore.

Le loueur me propose une Audi A5 Sport. J’avoue être surprise lorsqu’il m’interroge sur mes préférences car je me fiche éperdument du modèle de voiture qu’il peut me proposer mais spontanément je dis oui. Oui, car cela te va bien mon Lou. Pour ce voyage hallucinatoire il fallait bien un vaisseau un peu hors norme. Je prépare «nos» affaires pour ce voyage. Quel sac vais-je pouvoir prendre ? Dans lequel serais-tu le mieux ? Des questions absolument aberrantes. On n’est plus à ça près mon Loulou…

C’est un sac de voyage noir. Je t’emmitoufle dans une petite couette toute douce, bleue ciel. Je cale l’urne et je ferme le sac. Direction le loueur de voiture. Notre vaisseau nous attend. Très prévenant, le jeune homme qui nous accueille veut prendre mon sac et le mettre dans le coffre. Je lui arrache le sac des mains. Il doit me prendre pour une dingue. Mais non ! Quelle horreur ! C’est à côté de moi que tu vas voyager mon Lou. Nous sortons de Paris. C’est le début de l’après-midi. Les rues sont désertes. Étonnamment. A moins que ce ne soit mon cerveau qui fasse abstraction de tout ce qui nous entoure. Je suis là pour toi. Exclusivement. Plus rien n’existe autour de moi. Autour de nous. Encore une fois je repense à tous ces voyages que nous avons faits ensemble pour descendre dans le sud-ouest. Pour les vacances. Quand tu étais bébé. Puis enfant polisson. Puis ado. Puis jeune homme qui voulait tout le temps conduire. Ce voyage en voiture est important. C’est une continuité.

Mais en ces instants je suis totalement effrayée. Suis-je capable d’assurer, d’assumer ce voyage ? Cette situation est surréaliste.

Porte d’Italie. C’est parti. Je sais que je ne peux plus reculer maintenant. Je sais aussi que ce voyage va s’arrêter, que l’on devra passer, encore et encore, à autre chose mais pour l’instant nous sommes tous les deux et nous roulons. Musique à fond. Pour m’enivrer des musiques que tu aimais et de celles que j’aime. Je chante à tue-tête. Comme une casserole mais je m’en fous totalement. Et c’est Coldplay qui passera à plusieurs reprises. On a si souvent écouté « Paradise » et « The scientist ». A s’en crever les tympans là encore.

Je pensais que ces heures passées ensemble sur ce trajet feraient remonter à la surface des milliers de souvenirs qui me plongeraient dans l’horreur de ton absence mais il semblerait que ce ne soit pas le moment des épanchements. Tu es là près de moi. Point. Vivre cet instant pour ce qu’il est. Dingue. Et doux.

Nous traversons les étendues majestueuses de la forêt Landaise, un somptueux coucher de soleil nous accompagne. Je sais qu’il restera gravé dans ma mémoire.

Il fait nuit lorsque nous arrivons. J’ai songé durant le trajet à l’endroit où je pourrai t’installer.  Toujours emmitouflé dans ta petite couette bleu ciel, c’est sur ton bureau, ce petit bureau d’écolier que nous avions repeint ensemble en vert pétard, dans ta chambre à la Grange que je te dépose. Comme un enfant endormi que l’on glisse entre les draps, doucement, pour ne pas le réveiller, après un long voyage…