Chloé et Lou à Vieux-Boucau

Jour 1096

 

Désormais, il va falloir apprendre à vivre avec… Avec les 26 octobre.

On y pense plusieurs jours avant. Avec une angoisse qui monte pour atteindre son paroxysme le jour fatidique. Dès le réveil. A chaque fois il me semble qu’il me sera impossible de supporter et de vivre encore et encore ce jour « anniversaire ». Ce terme, synonyme de joie et de fête en temps normal, perd tout son sens dans ce contexte. Synonyme de désespoir lors des premiers, et de profonde tristesse les années suivantes. Mon objectif serait de rendre ces futurs anniversaires sereins. Teintés du souvenir des doux moments de cette vie qui n’est plus. Il faut arriver à passer, à traverser ce seuil. Décision, s’il en est, si intime. Si personnelle. Mais c’est un choix. Et chacun est maître de ses choix. Certains cèdent peut-être, au-delà de leurs propres convictions, aux conventions sociales. Emprisonnés par ce que les autres pourraient penser d’eux si jamais on les surprenait à rire, à s’amuser, en ce funeste jour anniversaire. Il faut balayer tout cela. Et s’affranchir de la pression sociale, réelle ou supposée.

Et juste apprendre à faire vivre nos morts dans la douceur.

Est-ce cela que l’on appelle résilience. Terme que j’ai longtemps exécré. Et que, je crois, j’exècre encore. Quel est ce mot, qui pourtant sonne comme une caresse. La phonétique est douce. Sauf la première lettre, le « R » de résilience. Mais qui est juste là pour s’affirmer. Le reste n’est qu’une succession de douces voyelles et consonnes qui se lisent comme de légers pas de danses esquissées sur le cours de nos vies. 

J’ai exécré cette notion de résilience car j’ai toujours eu peur qu’elle ne m’enferme dans un schéma préétabli, normé. La résilience se doit « d’être ». C’est écrit partout. Dans tous les livres. Et moi, je n’en veux pas. J’ai envie d’être libre. Être libre de vivre ce deuil comme je l’entends. Avec mes errances, avec mes certitudes.

Libre de rectifier mes erreurs. Ou tout au moins d’en prendre conscience. Et de corriger le tir quand je fais fausse route. Ou pas.

J’exècre ce terme de résilience.

Mais en écrivant ces lignes, ne serais-je pas, au cœur même de cette résilience. Et si elle nous permettait d’apprivoiser notre douleur ? Et si elle nous permettait de cicatriser nos blessures ?

Et accepter que la résilience serve de base arrière, de poste de secours, à ce champ de bataille sur lequel notre enfant est tombé.

En ces douloureux jours anniversaires, je sais tous mes proches profondément meurtris. Et là, oui, pour le coup, je voudrais tant que cette foutue résilience leur colle tous à la peau. Les enveloppes. Les protège. Mais ce n’est pas encore le cas. Pas pour tout le monde. Gengis et Lauren me disent que l’approche du mois d’octobre les terrifie. Synonyme de tous nos drames. 

Lou disparu un 26 octobre. Chloé disparue un 4 octobre.

Ils doivent apprendre à vivre, au-delà de ces marqueurs. De ces dates. Et réintégrer ce triste mois d’octobre à sa juste place. Celle du temps qui file. Des mois qui passent. C’est un apprentissage difficile. Peut-on y arriver seul ? Doit-on se faire aider à passer ces douloureux moments. La question fait débat. Et déjà, au sein de notre famille.

Totalement opposée à aller voir un psychologue, un psychiatre ou un quelconque autre thérapeute pendant presque 1 an et demi, j’ai pensé, j’étais persuadée pour être plus exacte, pouvoir surmonter cette épreuve seule. Je voulais que personne ne s’immisce entre moi et mon Lou. Ce deuil m’appartenait. A mon fils et à et moi.

Cette conviction seule m’a tenue durant des mois. Jusqu’au jour où je me suis rendue compte que je tournais en rond avec mes certitudes.

Au début, seuls les anxiolytiques et les somnifères m’aidaient à ne pas devenir folle. Une folie engendrée par la douleur. Incapable de rien les premiers mois, je les passais hébétée. Lire, regarder un film, aller se balader tout me semblait une monstruosité. Pourquoi ferais-je tout ceci alors que Lou ne le pouvait plus. Des semaines, des mois, tétanisée par l’effroi et ses vagues de douleurs qui vous prennent à n’importe quel moment du jour ou de la nuit. En terminer avec cette souffrance et rejoindre Lou, ne plus le laisser seul, j’y ai pensé tant de fois. Quelle libération cela aurait pu, aurait dû, être…

 Les mois passent. Et cette souffrance viscérale ne s’atténue pas. Elle se cache parfois et remonte comme un boomerang. Je comprends qu’il me sera extrêmement difficile de m’en sortir seule. Ma famille, mes parents, mes sœurs, Hélène, Christian, mes proches amis sont là pourtant, attentifs et réactifs à la moindre chute. Ils m’ont, tous ces très longs mois, tenue. Portée à bout de bras. Gengis est aux Etats-Unis. Noël et Lauren à Paris. Je les pense, eux, hors de danger.

Il n’en est rien.

Dans cette vie si absurde maintenant, il faut que je réagisse. C’est à ce moment que je me résous à aller voir un psychiatre. Avant que la folie engendrée par la douleur ne prenne entièrement possession de moi. Mais lors des premiers rendez-vous je reste dubitative. Jusqu’au moment où je comprends que pouvoir m’exprimer face à une tierce personne, hors contexte, hors affect, hors tout, est libérateur. À condition d’accepter de  passer par toutes les phases. Une étape libératrice. Puis le rendez-vous suivant, on se demande à quoi tout cela peut bien servir. Puis une phase totalement déroutante. Ou bien tout cela nous met en colère si nous sommes contrariés dans nos certitudes. C’est une succession de petits pas, où l’on avance autant que l’on chute, que l’on régresse, jusqu’au moment où l’on franchit une étape, puis une deuxième…

Cela permet de ne pas faire porter à nos proches le poids et la responsabilité de nous ramener à la « vie ».

Mais il reste indéniable que se rendre chez un psychologue, un psychiatre, un thérapeute, pour parler de soi reste une démarche profondément personnelle. Dans ma famille, cette question se heurte à un étrange clivage. Aussi incompréhensible que cela puisse paraître, la gent masculine considère qu’un homme, qu’un mec, n’a pas besoin d’un psy. On est assez fort pour s’en sortir seul. Peut-être restent-ils dans l’idée qu’aller voir un psy provoque une dépendance, un interminable compagnonnage… qui durera toute la vie. Absurde. Parfois, une ou quelques rencontres suffisent. Il me semble pourtant que les inconditionnels « anti-psy » pourraient songer au soulagement que ces visites apportent à l’entourage et aux plus proches. Car ce sont eux sinon qui se retrouvent à « encaisser » en lieu et place d’un thérapeute, les états d’âmes, les humeurs, les doutes et les incompréhensions et surtout l’extrême douleur d’un proche. En outre, la charge est si lourde à porter pour soi-même qu’il est extrêmement difficile de porter, en plus, celle des autres.  

J’ai moi-même refusé toute aide psychologique durant presque un an et demi. Je refusais catégoriquement qu’une tierce personne puisse s’immiscer entre mon Lou et moi. J’ai longtemps pensé que cette aide m’empêcherait de vivre mon deuil comme je l’entendais. Une intrusion dans ma vie intérieure que je ne pouvais ni comprendre ni accepter. Je m’étais toujours débrouillée sans aide : pour le décès de Chloé, pour le décès de ma grand-mère adorée, pour les attouchements que mon Lou avait subis à l’âge de 5 ans par le fils d’un voisin, ce qui l’avait totalement perturbé pendant plusieurs mois… J’en ai toujours la nausée… Et pour tous les traumatismes de la vie. Des traumatismes que chacun peut subir tout au long de sa vie. Parvenue au terme de ce que je pouvais endurer seule, un an et demi après la disparition de mon Lou, je suis allée voir une psychiatre. Avec l’espoir de remettre de l’ordre dans notre vie. Je dis «notre» car mon attitude, mes comportements qui pouvaient parfois ne plus être rationnels avaient un impact direct sur mon entourage. Sur Noël, sur ma famille. Sur Gengis bien sûr en premier lieu. Fragilisé par ses propres souffrances, je lui balançais les miennes en pleine figure. Sans filtre. La psychiatre, le Docteur K. qui me suit a su mettre de l’ordre dans ce champ de ruines

Avec le recul, et incontestablement, ce fut une décision salutaire. Gengis n’a jamais été réellement suivi depuis le départ de Lou. Cela, je pense, est une erreur.