Jour 1142

 

« Ce jour, récupéré par les gendarmes et pompiers dans l’océan. Est amené pour suspicion de tentative de suicide. »

Intitulé du compte rendu de l’interne qui a examiné Gengis à son arrivée à l’hôpital de Rochefort.

L’accalmie n’aura pas duré très longtemps. Entre son retour au lycée du CEPMO, à la suite de son exclusion d’une semaine fin novembre, et ce passage aux urgences, seulement dix petites journées. Les premières embrouilles ont commencé deux jours après son retour sur l’île. Mais avaient débuté dès le trajet fait en voiture. Entre Paris et Saint-Trojan le ton est monté. Hermétique à mes mises en garde censées prévenir des écarts de comportement et assurer la pérennité de sa scolarité au Cepmo, la cohabitation dans l’habitacle de la voiture fut houleuse. Gengis conduisait. Mauvaise idée. Peu attentif aux limitations de vitesse, au-delà du risque que cela pouvait représenter pour un conducteur sans expérience, il s’est fait flashé. Exaspérée, j’ai repris le volant et la fin du trajet s’est achevée dans les cris. Aucun des deux n’a voulu céder. Plus la colère montait plus les propos dégénéraient. Avec son corollaire d’horreurs que Gengis me crachait à la figure. Logique en de telles circonstances. Réaction normale d’un animal sauvage que l’on essaye de mettre en cage. Le calvaire s’est achevé vers une heure du matin à notre arrivée à Saint-Trojan. Après une courte nuit de sommeil, je dépose Gengis au lycée. (…)

C’est Nathalie, sa tutrice qui m’appelle ce matin du 11 décembre. Pour me dire que Gengis s’est enfui du lycée. Ils sont inquiets et ont appelé la gendarmerie pour lancer les recherches. Le lycée est situé tout au bout de l’île d’Oléron. Entouré par la mer. L’océan à perte de vue. Durant les 10 minutes qui me séparent de l’endroit où Gengis a disparu, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi j’ai envoyé Gengis dans ce lycée. Alors que Lou s’est noyé dans l’océan, j’envoie Gengis faire sa scolarité au bord de ce même océan atlantique. Je me dis que je suis définitivement inconséquente. Je me rappelle, lors de l’inscription, être convaincue que cela permettrait à Gengis de se «réconcilier» avec cet élément qui lui avait arraché son frère. Et puis ce lycée «innovant» correspondrait parfaitement au caractère de Gengis.

Quelque chose m’a échappé. Définitivement.

Je retrouve la petite amie de Gengis et deux de leurs camarades devant son appartement. Ils montent avec moi en voiture. Ils connaissent tous les endroits autour du lycée et m’indiquent là où Gengis aurait pu aller. Au milieu d’un chemin nous croisons les voitures des gendarmes. Ils me demandent une photo de Gengis. Je leur montre et ils l’enregistrent sur leurs portables pour la diffuser. A ce moment-là l’un des gendarmes me dit : « Mais je le connais ! je l’ai déjà vu » Je n’ose lui rappeler que déjà, l’année dernière, Gengis avait fait un petit tour dans leurs locaux à la gendarmerie de Saint-Pierre-d’Oléron… autre temps, autre histoire.

Pour l’instant c’est Gengis que l’on doit retrouver. Et vite. Nous continuons nos recherches dans cette forêt qui longe les longues plages de l’océan. Au bout d’un chemin, un gendarme. Il tient une veste d’une main et court vers nous. Son collègue vient de se mettre à l’eau pour aller récupérer Gengis qui s’est jeté dans l’océan depuis le bout de la digue.

«Il est en vie, les pompiers arrivent».

Sa phrase claque en une fraction de seconde. Comme pour m’empêcher de sombrer. Avec mon garçon. « Suivez-moi », et il repart en courant vers sa voiture.

Les pompiers sont là. Gengis à l’intérieur de leur véhicule. Les voitures de gendarmerie et de police remplissent le parking de la digue, vide à cette époque de l’année. Le froid et le mauvais temps de ce mois de décembre n’incitent pas aux balades en front de mer.

Les pompiers me rassurent immédiatement. Le gendarme qui a plongé avait repéré Gengis au loin. Il a pu courir pour le récupérer et le sortir de l’eau rapidement. A priori pas d’hypothermie. Ils le stabilisent et le transporteront ensuite à l’hôpital de Rochefort.

Je veux voir Gengis. Le pompier qui s’approche de moi semble désolé. Non, Gengis refuse de me voir.

Ai-je vraiment tout foiré, à ce point ? Tout détruit autour de moi pour que mon fils refuse de me voir en de telles circonstances.

Je me suis éloignée de l’agitation créée par la présence des forces de l’ordre et des pompiers. Je regarde cette scène. Désincarnée.

Je sais mon Gengis là, au milieu de tout cela. Il est pris en charge par le médecin. Indescriptible soulagement. Je prends le temps maintenant d’appréhender cette scène. Atterrée. Il y a trois ans, c’est pour mon Lou que le même déploiement de force avait été mis en place. Je n’étais pas là et je ne pouvais qu’essayer d’imaginer. Avec horreur.

Ce sont mes parents qui ont vécu l’Enfer.

Là, mon Gengis est en vie. Alors oui, à cet instant, je peux dire que la vie est merveilleuse.

Malgré la complexité de ce geste. Loin d’être anodin.

C’est une autre marche que l’on va devoir franchir. Que Gengis va devoir franchir.

Comment allons-nous faire ? Comment va-t-il faire. Aucune idée.

Pour l’instant je roule, le camion des pompiers devant moi. 40 kilomètres nous séparent de l’hôpital. Je suis hypnotisée par cette vision. Mon fils est à l’intérieur. Vivant. Invincible. Oui, invincible. J’en suis certaine.

Mais à quoi pense-t-il ? Que se passe-t-il dans sa tête ? Comment faire pour qu’il soit heureux ? C’est la seule chose à laquelle j’aspire. Mais je n’ai pas la réponse.

Pas encore.